54
Grands Pieds, matricule 1790, était inquiet. Depuis plus d’un mois, pas un seul convoi de déportés.
Autour de lui, on continuait à mourir. Devenu le fossoyeur officiel du camp de concentration, Grands Pieds bénéficiait d’une ration supplémentaire par semaine. Habile de ses mains, il réparait les sandales des gardes, qui ne se méfiaient plus de ce squelette ambulant dont la survie était un mystère.
— J’ai deux gamines et un vieillard à enterrer, dit-il au surveillant en chef, un Iranien barbu. Regardez, ma pioche est cassée… Puis-je en prendre une autre ?
— Tu n’as qu’à creuser avec tes mains !
Résigné, Grands Pieds s’éloignait quand le surveillant le rappela.
— Ça va, ça va… Sers-toi dans la cabane.
Parmi les outils, plusieurs marques en bronze qui servaient à graver dans la peau des prisonniers leur numéro d’incarcération. Grands Pieds en déroba une, qu’il enfouit dans un angle du camp. S’il sortait vivant de cet enfer, il conserverait ainsi une preuve de ses souffrances et la contemplerait chaque jour pour remercier le destin.
Après avoir accompli sa pénible tâche, il rendit la pioche au surveillant.
— Voilà longtemps qu’il n’y a plus de nouveaux, observa-t-il.
— Ça te dérange, 1790 ?
— Non, mais…
— Nettoie cette porcherie et fais-toi oublier.
À l’aigreur du ton, Grands Pieds comprit que tout n’allait pas pour le mieux chez les Hyksos. La Reine Liberté avait-elle remporté des victoires décisives et l’empire commençait-il à se déliter ?
Plus que jamais, le déporté devait refuser le désespoir. Aujourd’hui, le pain rassis aurait meilleur goût.
C’est dans l’ancienne salle du trône de l’empereur des Hyksos que le pharaon Amosé porta, pour la première fois, la double couronne, union de la rouge de Basse-Égypte et de la blanche de Haute-Égypte. Puis il apparut devant ses troupes, qui l’acclamèrent.
Ahotep resta en retrait pour mieux cacher ses larmes de joie. Mais son fils la pria de venir au premier rang.
— Cette immense victoire, c’est à la Reine Liberté que nous la devons. Que le nom d’Ahotep devienne immortel et qu’elle soit la mère bienveillante d’une Égypte ressuscitée.
La reine pensait à Séqen et à Kamès. Ils se trouvaient là, près d’elle, et ils partageaient ce moment de bonheur intense.
Pourtant, l’heure n’était pas encore au repos, car il fallait transformer la capitale des Hyksos en base militaire égyptienne. Le premier travail des prisonniers de guerre, femmes comprises, consista à purifier les maisons encore debout en les fumigeant. Puis ils furent affectés au service des officiers et reçurent l’assurance d’être un jour libérés s’ils se comportaient correctement.
Pendant que les spécialistes du génie abattaient les parties trop endommagées de la forteresse et restauraient celles qui méritaient de l’être, la reine fit inhumer les soldats morts au combat. Indignée, elle s’aperçut que les Hyksos enterraient leurs défunts dans les cours des maisons ou dans les demeures elles-mêmes, et que les tombes du cimetière du palais abritaient de considérables quantités de drogue ! Ni stèles d’offrandes, ni inscriptions d’éternité qu’aurait dû prononcer un serviteur du ka. Coupés de leurs traditions et de leurs rites, les Égyptiens d’Avaris avaient vécu des heures horribles.
Avant de reformer une armée pour libérer l’ensemble des cités du Nord, il fallait purifier le temple de Seth. Ahotep s’y rendit en barque avec le pharaon, sous la protection de Rieur le Jeune et d’Ahmès fils d’Abana. Comme aucun incident ne s’était produit au cours des nombreux combats livrés par le roi, la raison commandait d’alléger les mesures de sécurité. Mais la guerre n’était pas finie, et Ahotep refusait de faire courir le moindre risque à un monarque qui devait inaugurer une dynastie nouvelle.
— D’après les dernières informations, rappela Amosé, les troupes du prince de Kerma ne progressent pas. Il n’est donc pas nécessaire de dégarnir nos régiments pour venir en aide à la forteresse de Bouhen et à nos alliés nubiens.
Le pharaon et sa mère furent étonnés de l’insignifiance du temple, un médiocre édifice en briques indigne d’une puissance divine.
Sur l’autel, entouré de chênes, les restes de la dépouille d’Apophis déchiquetés par des vautours. Dans une fosse, des ânes sacrifiés.
— Quel lieu sinistre ! jugea le pharaon. Il ne doit rien subsister de ce sanctuaire du mal.
— Ici se dressera un grand temple dédié à Seth, lui que l’empereur n’est pas parvenu à asservir, lui qui nous a procuré sa force lorsque nous en avions besoin. Puissent Horus et Seth se réunir et se pacifier dans l’être de Pharaon.
À peine le char conduit par Abéria était-il entré dans la forteresse de Sharouhen que les deux chevaux s’écroulèrent, morts d’épuisement. L’empereur Khamoudi fut heureux de mettre pied à terre, au terme d’un voyage éprouvant au cours duquel il avait redouté, à chaque instant, d’être intercepté.
Partout, les stigmates du cataclysme : arbres arrachés, fermes détruites, champs crevassés, et des centaines de cadavres de Hyksos que la fureur des éléments avait terrassés. Au grand soulagement de l’empereur, la forteresse de Sharouhen semblait presque intacte.
— Ampleur des dégâts ? demanda Khamoudi au commandant venu l’accueillir.
— Seulement des fissures dans une muraille, Majesté. Nous sommes en train de la consolider. Quelques chevaux sont devenus fous et ont piétiné des fantassins. Plusieurs hommes qui faisaient le guet sur les remparts ont été emportés par la tempête.
— J’accorde un grand honneur à Sharouhen, déclara Khamoudi : elle devient la capitale de mon empire. Convoque les officiers dans ma salle du trône.
On était loin du luxe du palais d’Avaris, mais le maître des Hyksos saurait patienter avant de jouir à nouveau d’un cadre digne de lui.
Affamé, il dévora du mouton grillé, du canard et de l’oie, et but une jarre de vin blanc. N’était-il pas invincible, lui qui avait réussi à se débarrasser d’Apophis et à s’emparer du pouvoir suprême ?
— Les Égyptiens n’ont remporté aucune victoire, annonça-t-il à son état-major. En raison de défauts de construction, la citadelle d’Avaris n’a pas résisté à un tremblement de terre et à des vents violents. L’ennemi s’est contenté d’envahir une ruine. Soyez sûrs que je ne commettrai pas les mêmes erreurs que mon prédécesseur. Notre armée reste la meilleure, elle écrasera les révoltés. Ahotep et le pharaon ignorent que nous disposons d’un immense réservoir de troupes en Asie auxquelles je vais donner l’ordre de revenir immédiatement et en totalité. Nous commencerons par reprendre le Delta, puis nous raserons Thèbes. Mon règne sera le plus grand de l’histoire hyksos et ma renommée dépassera celle d’Apophis. Préparez vos hommes au combat et ne doutez plus de notre triomphe.
Les officiers se retirèrent, à l’exception de cinq d’entre eux.
— Que voulez-vous ? s’étonna Khamoudi.
— Nous arrivons d’Anatolie, répondit un général syrien, et nous sommes porteurs de très mauvaises nouvelles. C’est pourquoi je préférais, avec les quatre autres généraux rescapés, vous parler en privé.
— Rescapés… rescapés de quoi ?
— Nous ne contrôlons plus aucun territoire en Asie. Le roi Hattousil Ier a pris la tête d’une énorme armée hittite et il nous a vaincus. Nos bases du nord de la Syrie ont été détruites, Alep est tombée. Les quelques régiments qui subsistent sont encerclés, il n’y aura aucun survivant.
Khamoudi resta figé un long moment.
— Tu t’es mal battu, général.
— Toutes nos provinces d’Asie se sont soulevées, seigneur, même les civils ont pris les armes. À la longue, la guérilla hittite s’est révélée très efficace, et il ne manquait qu’un Hattousil pour fédérer les révoltés.
— Un Hyksos vaincu n’est pas digne de m’obéir. Toi et tes généraux incompétents, vous allez connaître votre vraie place : le bagne.